XIV
ALLONS REJOINDRE CES DAMES
Trois jours après le bal du gouverneur, l’Hirondelle était parée à reprendre la mer. Bolitho avait passé une inspection minutieuse de son bâtiment et signé, sous l’œil soupçonneux de Lock, le bon d’achat des dernières provisions. Il ne s’était rien passé de particulier au cours des derniers jours, ils s’ennuyaient presque. Bolitho comprenait plus facilement, sans la partager, l’espèce de léthargie qui semblait s’être emparée de New York. La ville vivait une existence irréelle alors que la guerre se trouvait à une journée de marche et faisait la une des journaux.
Seule autre corvette de la flottille à avoir survécu, le Héron venait de mouiller à Sandy Hook et attendait avec impatience de passer à son tour en carénage.
Ce matin-là, Bolitho était assis dans sa chambre et savourait un verre de bordeaux avec le commandant du Héron, Thomas Farr, qui n’était encore que lieutenant lors de leur dernière rencontre. La disparition de Maulby lui avait permis d’accéder au grade supérieur, ce qu’il méritait amplement. Farr était vieux pour son grade, sans doute dix ans de plus que lui, songeait Bolitho. C’était un gros homme solidement bâti, assez mal dégrossi, aux épaules carrées et qui s’exprimait un peu à la façon de Tilby. Il en était arrivé à son état présent par des chemins détournés. Après avoir pris la mer dès l’âge de huit ans, il avait passé la plus grande partie de sa vie au commerce : caboteurs, courriers, gros vaisseaux de la Compagnie ou bâtiments de taille plus modeste. Il avait fini par prendre le commandement d’un brick charbonnier, port d’attache Cardiff. Lorsque l’Angleterre s’était retrouvée embringuée dans cette guerre, il avait proposé ses services à la Marine qui les avait acceptés de bon cœur. Si ses manières tranchaient sur celles de la masse de ses collègues, son expérience et ses talents de manœuvrier le mettaient largement sur le dessus du panier. Paradoxalement, le Héron était plus petit que l’Hirondelle et son commandant avait commencé sa carrière au commerce, Par conséquent, il emportait un armement plus réduit, quatorze pièces, mais n’en avait pas moins fait quelques prises de valeur.
Farr se trémoussait sur le banc, mal à son aise, et leva son verre pour le mirer au soleil.
— Sacrément gouleyant, çui-ci ! Encore que, si vous m’filiez un pot d’une bonne vieille ale anglaise, pourriez aussi bien j’ter ça contre le mur !
Et il éclata de rire, sans oublier de tendre son verre à Bolitho pour refaire aiguade.
Bolitho sourit. Comme les choses avaient changé pour les uns et les autres ! Il revit le jour où il avait rencontré Colquhoun pour la première fois, à Antigua, toutes ces années qui avaient passé depuis. Par la fenêtre du quartier général, il avait alors aperçu toute la flottille, il avait vu son nouveau commandement, s’était inquiété. Les doutes, les incertitudes lui avaient gâché la matinée.
Et maintenant, le Faon avait disparu, la Bacchante avait appareillé la veille pour rallier l’escadre de Rodney. Son nouveau commandant avait été détaché du bâtiment amiral et Bolitho se demanda si Colquhoun avait eu le courage d’assister à l’appareillage de l’endroit où il était maintenu en détention.
Il ne restait donc plus au port que le Héron et l’Hirondelle. Sans compté le Lucifer, naturellement, qui était un cas particulier. La petite goélette allait continuer de jouer son rôle habituel, patrouilles de contrôle du trafic côtier, recherche des briseurs de blocus ennemis au fond des criques et dans les anses.
Farr l’observait placidement.
— Eh bien, on peut dire que vous devenez célèbre, à ce que j’entends. Réception dans le beau linge, dégustation de vin chez l’amiral ! Par le Dieu vivant, allez savoir jusqu’où vous allez grimper comme ça ! Sans doute dans la suite de quelque ambassadeur avec une douzaine de fillettes que vous mènerez par le bout du nez, pas vrai ?
Et il éclata d’un rire gras.
— Pas pour moi, fit Bolitho en haussant les épaules, j’en ai assez vu comme ça.
L’image de la jeune fille lui traversa l’esprit. Elle ne lui avait pas écrit et il ne l’avait pas revue, alors qu’il avait pris l’habitude de passer régulièrement devant sa résidence lorsqu’il était à terre pour régler les affaires du bord.
C’était une belle demeure, aussi grande que celle dans laquelle avait eu lieu la réception. Des soldats montaient la garde à l’entrée et il en avait déduit qu’il devait s’agir de quelque personnage officiel. Il avait essayé de se raisonner, de se convaincre de sa naïveté, Comment une personne de son niveau pourrait-elle bien se souvenir de lui après l’avoir croisé un instant ? À Falmouth, la famille Bolitho était extrêmement respectée, ses terres donnaient du travail à une foule de gens. Ses propres parts de prise l’avaient rendu financièrement indépendant pour la première fois de sa vie, si bien qu’il en avait perdu le sens des réalités quand il s’agissait d’une personne aussi éminente que Susannah Hardwicke. Sa famille dépensait sans doute plus en une semaine que tout ce qu’il avait gagné depuis qu’il commandait l’Hirondelle. Elle était habituée à voyager, quand tous les autres restaient cloués chez eux, à cause de la guerre ou par manque de moyens. Elle connaissait la fine fleur de la société, son nom pouvait lui servir d’introduction dans n’importe quelle grande maison, de Londres à l’Ecosse. Il soupira : décidément, il ne l’imaginait pas en maîtresse de Falmouth, à tenir un rôle dont les principales occupations consistaient à recevoir des rustres de fermiers et leurs femmes, à rendre visite aux foires locales, à subir les petitesses et les duretés d’une société qui vivait si près de la terre.
Farr eut l’air de deviner sa morosité et lui demanda :
— Quoi de neuf avec cette guerre, Bolitho ? Où cela nous mène-t-il ? – il leva son verre. Je me dis parfois que nous allons continuer à patrouiller et à courir après ces maudits contrebandiers jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Bolitho se leva et se dirigea vers la fenêtre. La rade étalait leur puissance, vaisseaux de ligne, frégates et le reste. Et pourtant, tout le monde attendait. Attendait quoi ?
— On dirait que Cornwallis a l’intention de reprendre la Virginie. J’ai appris que ses troupes faisaient du bon travail.
— Vous ne m’avez pas l’air trop sûr de vous !
Bolitho se retourna.
— L’armée est coupée de ses lignes de ravitaillement, elle ne peut plus compter sur les transports terrestres. Tout doit donc passer par la mer. Ce n’est pas ainsi qu’une armée peut se battre.
— C’est pas notre problème, grommela Farr, vous vous faites trop de cheveux. Mais peu importe, je crois que nous devrions les laisser se débrouiller de leurs petites affaires. On devrait rentrer à la maison et se débarrasser une bonne fois des Grenouilles. Ces foutus Espagnols ne tarderaient pas à demander la paix et les Hollandais n’aiment pas trop leurs soi-disant alliés. Ensuite, on pourra revenir en Amérique et leur régler leur affaire.
— J’ai bien peur, lui répondit Bolitho en souriant, que nous ne mourions de vieillesse avant d’avoir exécuté ce plan.
Il entendit des cris, le raclement d’une embarcation le long du bord. Il se rendit compte que son cerveau avait réagi par réflexe, mais il se sentait ailleurs. Quand il était arrivé à bord, le moindre bruit, le plus mince événement le mettaient immédiatement en alerte. Peut-être s’était-il enfin accoutumé à sa fonction.
Graves apparut avec la traditionnelle enveloppe scellée.
— Le canot de rade, monsieur – il jeta un coup d’œil au commandant du Héron. Nos ordres d’appareillage, j’imagine.
— C’est bon, monsieur Graves, je vous en informerai directement.
Mais le lieutenant hésitait :
— Il y avait également cette lettre, monsieur.
C’était une petite enveloppe, l’adresse était presque entièrement cachée par un gros sceau : Gouvernement militaire.
Quand la porte fut refermée, Farr demanda :
— Graves ? Il n’est pas apparenté à l’amiral, j’imagine !
Bolitho lui sourit. Avec Rodney aux Antilles et qui ne pouvait pas faire grand-chose, compte tenu de son état de santé, le commandement dans les eaux américaines était passé au contre-amiral Thomas Graves. Il n’avait ni la sagesse de Rodney ni le charisme de Hood. Les officiers de la flotte le considéraient généralement comme un homme honnête mais pusillanime. Il croyait de tout son être aux vertus du règlement et personne ne se souvenait de l’avoir jamais vu y déroger moindrement. Plusieurs de ses commandants les plus anciens avaient fait des propositions pour améliorer les procédures de signaux entre bâtiments engagés en combat rapproché. D’après l’une des nombreuses histoires qui couraient sur son compte, Graves aurait répondu d’une voix glaciale : « Mes capitaines savent ce qu’ils ont à faire, cela suffit amplement. »
— Non, répondit Bolitho. Cela vaudrait peut-être mieux pour nous, nous aurions quelques chances d’en savoir un peu plus sur ce qui se passe.
Farr se leva, s’étira lourdement.
— Fameux, ce vin. Merci pour la compagnie, je vais vous laisser lire vos ordres. Si on mettait bout à bout tous les ordres de tous les amiraux de la terre, il y en aurait assez pour faire le tour de l’équateur, j’ai pas l’ombre d’un doute ! Par Dieu, je me dis parfois que nous croulons sous la paperasse !
Il sortit de la chambre et refusa que Bolitho le raccompagnât à la coupée.
— Si je suis pas capable de marcher tout seul, qu’on me mette deux boulets aux pieds et qu’on me balance par-dessus bord !
Bolitho s’installa à sa table et ouvrit l’enveloppe de toile, mais il ne pouvait s’empêcher de regarder la plus petite.
Ses ordres étaient encore plus brefs que d’habitude, Attendu qu’elle était parée à reprendre la mer, la corvette de Sa Majesté britannique l’Hirondelle devait appareiller dès qu’elle le pourrait le lendemain. Elle devait mener une patrouille indépendante vers l’est, en direction du cap Montauk, à l’extrémité de Long Island, puis se diriger vers l’île Block et les approches de Newport.
Il essaya de dominer son énervement et de se concentrer sur les rares instructions qui venaient de lui être données. Il devait rester à l’écart de l’ennemi… tant qu’il n’en décidait pas, lui, autrement ! Il garda les yeux fixés sur les derniers mots, qui lui rappelaient tant Colquhoun. La même brièveté, qui dissimulait pourtant le soin extrême avec lequel on pourrait lui mettre les choses sur le dos s’il agissait à tort.
Mais il avait au moins quelque chose à faire, pas seulement courir après les briseurs de blocus ou pourchasser quelque corsaire hypocrite. Il allait en territoire français, aux marches de la seconde puissance maritime de la planète. Sous la signature tarabiscotée de son capitaine de pavillon, le contre-amiral Christie avait ajouté la sienne. Voilà qui était assez caractéristique de l’homme : il montrait ainsi sa confiance, mais également son réel pouvoir.
Il se leva et sortit au jour :
— Aspirant de quart !
Il aperçut Bethune qui se penchait.
— Mes compliments au second, je souhaite qu’il descende me voir immédiatement. Mais, dites-moi, je croyais que vous preniez le quart précédent ?
— Oui monsieur, répondit Bethune en baissant les yeux, c’est exact. Mais…
— A l’avenir, répondit tranquillement Bolitho, vous voudrez bien prendre vos quarts selon le tour prescrit. Je suppose que c’était le tour de M. Fowler ?
— Je le lui avais promis, monsieur, je lui devais un remplacement.
— Très bien, mais souvenez-vous de mes ordres. Je n’ai pas besoin d’officiers en retraite à mon bord !
Il retourna s’asseoir à sa table. Il aurait dû se rendre compte de ce qui se passait, ce pauvre Bethune n’était pas de taille à se mesurer à tous les Fowler. Il sourit en dépit de ses soucis, en voilà un qui savait comment s’y prendre.
Il ouvrit la seconde enveloppe et sursauta.
« Mon cher capitaine,
« Je serais heureuse que vous acceptiez de souper avec nous ce soir. Je suis confuse de ce retard inexcusable et espère que vous voudrez bien me pardonner dans l’instant. Tandis que vous prenez connaissance de cette missive, je suis occupée à observer votre bâtiment grâce à la lunette de mon oncle. Afin de ne pas me laisser languir, merci de faire une apparition.
« Susannah Hardwicke. »
Il se leva si brusquement qu’il se cogna le crâne contre un barrot, mit à la hâte ses ordres au coffre, se précipita dans l’échelle. La lunette de son oncle. Le général Blundell était donc là, lui aussi : voilà qui expliquait la présence de sentinelles aux portes !
Mais cela lui était égal. Il manqua bousculer Tyrrell qui arrivait en boitillant, les bras couverts de graisse.
— Désolé d’être en retard, monsieur, vous m’avez appelé, mais j’étais dans la soute aux câbles.
— On profite de ce qu’elle est vide pour aller chercher la petite bête ? fit Bolitho en souriant.
— Oui, répondit Tyrrell en se massant la jambe, mais ça va, elle est propre comme un sou neuf.
Bolitho s’approcha des filets et scruta le lointain, en dépit du soleil. Les maisons étaient noyées dans la brunie, il ne distinguait que des silhouettes tremblantes, comme si la chaleur les avait rendues pâteuses.
Tyrrell le regardait faire d’un air étonné :
— Quelque chose ne va pas, monsieur ?
Bolitho tendit la main à Bethune et lui emprunta sa lunette. Ce n’était guère mieux. Celle qui était pointée sur l’Hirondelle était probablement un gros instrument. Il baissa lentement la sienne et se mit à faire de grands gestes.
Derrière lui, Tyrrell et Bethune n’osaient plus bouger, intrigués qu’ils étaient par le comportement bizarre de leur commandant.
— Euh… fit Bolitho en se retournant, je faisais juste des signes à quelqu’un.
Tyrrell détourna les yeux et observa à son tour les bâtiments à l’ancre, le va-et-vient des embarcations.
— Je vois, monsieur.
— Non, Jethro, vous ne voyez rien du tout, mais peu importe.
Il lui donna une tape sur l’épaule.
— Descendez donc avec moi, je vais vous montrer ce qui nous attend. Je vous laisse le soin du bâtiment ce soir, car je soupe en ville.
Le second eut un fin sourire :
— Oh, je vois, monsieur !
Ils étaient occupés à consulter la carte et à discuter les ordres quand ils entendirent Bethune qui criait :
— Tiens bon, là-bas ! Arrête-toi immédiatement !
Puis le bruit d’un plongeon et des cris sur le pont principal.
Bolitho et Tyrrell se ruèrent sur la dunette et trouvèrent le gros des hommes de la bordée de repos alignés sur le passavant ou accrochés aux haubans.
Un homme était à la mer et nageait vigoureusement en s’éloignant du bord ; on ne voyait plus que ses cheveux noirs qui luisaient au soleil.
Bethune était atterré :
— C’est Lockhart, monsieur ! Il a sauté à la mer, je n’ai pas pu l’arrêter !
— C’est un bon marin, murmura Tyrrell, il n’a jamais posé de problème et je le connais bien.
Bolitho gardait les yeux rivés sur l’homme.
— Un colon ?
— Ouais, il est arrivé de Newhaven voilà quelques années. À présent, il est foutu, ce pauvre vieux.
Il n’y avait aucune colère dans sa voix, seulement beaucoup de pitié.
Bolitho entendait les hommes qui faisaient des paris sur ses chances d’arriver jusqu’au rivage. Cela lui faisait un bon bout à parcourir.
Il avait connu beaucoup de déserteurs au cours de sa carrière maritime. Et il avait ressenti souvent de la sympathie pour eux, tout en sachant qu’ils étaient dans leur tort. Peu nombreux étaient les hommes qui se portaient volontaires pour le dur service du roi, surtout en sachant qu’ils n’étaient pas sûrs de rentrer un jour chez eux. Les ports étaient remplis d’estropiés ou de vétérans vieillis avant l’âge. Mais jusqu’ici, personne n’avait inventé d’autre moyen de garnir les équipages de la flotte. Une fois que la presse avait mis la main sur eux, les matelots, dans l’ensemble, finissaient par s’habituer à leur sort et on les utilisait même sans problème pour faire subir à d’autres un destin identique. C’était le vieux dicton du marin : « Si moi j’y suis, pourquoi pas lui ? », et il assurait la plus grosse partie des besoins.
Mais dans le cas présent, les choses étaient différentes. Lockhart ne sortait pas de l’ordinaire, il travaillait bien, était en général à l’heure pour prendre son quart ou son poste. Et pourtant, il avait dû passer son temps à regretter le pays, l’escale à New York avait fait le reste. Même maintenant, alors qu’il passait derrière un deux-ponts à l’ancre, il ne pensait certainement qu’à son objectif : une vague image de sa maison et de sa famille, des parents qui avaient presque oublié ce à quoi il pouvait bien ressembler.
Un coup de feu assourdi jaillit à l’étrave du deux-ponts et Bolitho aperçut un fusilier en tunique rouge qui rechargeait son mousquet.
Un grondement de colère monta du pont de l’Hirondelle. Et la réaction des hommes n’avait rien à voir avec ce qu’ils pouvaient bien penser de cet homme ou de la désertion en général. C’était un des leurs, ce fusilier était devenu provisoirement leur ennemi à tous.
Yule, le canonnier, murmurait entre ses dents :
— C’est ce salopard de cabillaud qui devrait être fusillé, espèce de fumier, tiens !
Le fusilier cessa le feu et se mit à courir en tous sens sur son perchoir pour observer le nageur, comme un oiseau de proie qui guette. Ou c’était du moins ce qu’on pouvait croire. En voyant un canot se détacher à la poupe d’un autre deux-ponts, Bolitho comprit pourquoi il avait cessé de tirer.
L’embarcation faisait force de rames et glissait sur l’eau comme un long poisson bleuté. Plusieurs marins se tenaient à l’avant, un aspirant pointait sa lunette sur le nageur.
— Cette fois, dit tristement Yule, il est foutu.
— On n’y peut rien, compléta Tyrrell.
— Ouais.
Bolitho était anéanti, tout le plaisir que lui avait causé cette lettre s’était enfui, gâché par le désespoir de cet homme. Celui qui désertait d’un bâtiment du roi ne devait s’attendre à aucune pitié. Tout ce qu’on pouvait lui souhaiter, c’était de terminer pendu sans avoir à subir l’horreur d’une séance de fouet devant toute la flotte. Il fut pris d’un grand frisson : s’il allait être pendu ?… Il leva la tête vers la grand-vergue de l’Hirondelle, désespéré. Il n’y avait pas de doute sur le lieu de l’exécution, Christie lui-même ne pouvait en décider autrement. Il fallait faire un exemple, montrer à la face de tous le châtiment qu’on encourait en pareil cas. Il essaya de ne pas regarder le canot qui s’approchait tranquillement de ce petit point noir.
Les marins de l’Hirondelle, ses propres camarades, seraient contraints de lui passer le nœud autour du cou avant de devoir, et eux seuls, le hisser en bout de vergue. Après tout ce qu’ils avaient enduré ensemble, pareil drame pouvait très bien creuser un fossé infranchissable entre hommes et officiers, détruire en un instant tout ce qu’ils avaient réussi à bâtir ensemble.
— Regardez, monsieur ! cria Tyrrell.
Bolitho empoigna une lunette et la pointa sur l’arrière du canot de rade, juste à temps pour voir Lockhart qui se retournait, sans qu’on sût s’il voulait surveiller l’embarcation ou jeter un coup d’œil à l’Hirondelle. Le canot s’arrêta, un fusilier se pencha pour l’attraper par les cheveux, mais le marin leva les bras et disparut dans l’eau.
Tous se taisaient, Bolitho lui-même retenait sa respiration, peut-être à l’instar de l’homme qui s’enfonçait dans la mer, là-bas. Les marins sont le plus souvent de piètres nageurs. Lockhart avait peut-être été pris d’une crampe, il allait bientôt remonter à la surface et le canot allait le récupérer. Les secondes, les minutes passaient, quelqu’un cria enfin un ordre et le canot reprit sa patrouille entre les bâtiments.
— Dieu soit loué, fit enfin Bolitho, s’il devait souffrir, je suis heureux que tout se soit terminé aussi vite.
— C’est vrai, répondit Tyrrell qui le regardait tristement – il se tourna brusquement vers le canonnier. Monsieur Yule ! Veuillez faire évacuer ces fainéants du passavant, ou je me chargerai personnellement de leur trouver de l’ouvrage !
Il était bouleversé comme jamais, et Bolitho se demanda s’il ne comparait pas son propre sort à celui du malheureux qui venait de se noyer.
— Monsieur Tyrrell, veuillez porter cet événement au journal de bord.
— Monsieur, répondit Tyrrell, j’écris : déserteur ?
Bolitho regardait les hommes regagner le pont.
— Nous ne sommes pas certains qu’il ait déserté. Mettez : rayé des rôles – décédé.
Et il ajouta en se dirigeant vers le panneau :
— Ce sera déjà suffisamment dur pour les membres de sa famille sans qu’ils aient besoin de supporter en plus le poids de la honte.
Tyrrell le regarda s’éloigner. Il se calmait lentement, reprenait sa respiration normale. Cela ne ferait plus rien à Lockhart, il était bien au-dessus de tout cela, à présent. Mais la consigne de Bolitho faisait que son nom ne serait pas souillé, il allait figurer en compagnie de ceux qui étaient morts au combat, dans des batailles où il avait lui aussi souffert sans proférer une plainte. La différence pouvait paraître mince, mais seul un Bolitho était capable d’y penser.
En sortant de son canot, Bolitho ne fut pas peu surpris de trouver une voiture peinte de couleurs pimpantes qui l’attendait sur la jetée. Un noir en livrée ôta son tricorne et lui fit une profonde courbette.
— Bonsoi’, missié.
Il lui ouvrit la porte sous les yeux de Stockdale et de l’armement, médusés.
— Euh… fit Bolitho, ne m’attendez pas, Stockdale. Je trouverai une barcasse pour rentrer à bord.
Il se sentait tout guilleret. Sur la route, au-dessus de la jetée, des bourgeois observaient le spectacle. Il surprit le coup d’œil envieux d’un major de fusiliers.
— Si vous le dites, fit Stockdale en saluant… Mais je peux rester avec vous…
— Non, j’aurai trop besoin de vous demain – comme il se sentait un peu honteux, il sortit une pièce de sa poche. Tenez, voilà de quoi payer un grog aux hommes, mais soyez raisonnable, compris ?
Il monta dans la voiture et s’installa confortablement dans de gros coussins bleus. L’attelage s’ébranla. Son chapeau posé sur les genoux, il promenait un regard distrait sur les maisons, sur les gens.
Stockdale, son bâtiment, tout cela était oublié. À un moment donné, alors que sa voiture s’arrêtait pour laisser passer un fourgon lourdement chargé, il entendit le bruit du canon dans le lointain. La soirée était belle, un chaud vent d’ouest bien établi et le son se propageait loin dans ces conditions. Il était difficile de se dire que des pièces pouvaient tirer aussi près de toutes ces demeures brillamment éclairées, alors qu’on entendait des bribes de musique ou des chansons sortir des maisons et des tavernes le long de la route. Peut-être s’agissait-il d’une batterie de l’armée à l’entraînement ou, plus probablement, d’un duel entre des piquets d’avant-garde sur la ligne de front.
Il ne leur fallut pas très longtemps pour arriver à destination et, en descendant de voiture, il comprit qu’il y avait bien d’autres invités. Quel imbécile, dire qu’il s’était imaginé que le dîner serait en tête à tête…
Des serviteurs sortirent de l’ombre et on le débarrassa comme par enchantement de son manteau et de son chapeau.
Un huissier ouvrit toute une enfilade de portes avant d’annoncer :
— Le capitaine Richard Bolitho, du bâtiment de Sa Majesté britannique l’Hirondelle !
Comme tout était différent de la première réception ! songea-t-il. Au fur et à mesure qu’il avançait dans cette pièce magnifique, très haute de plafond, il découvrait un luxe et une chaude intimité qu’il n’avait jamais connus.
À l’autre bout du salon, le général Sir James Blundell le regardait s’approcher en silence.
— Eh bien, lui dit-il d’un ton rogue, voilà un invité auquel je ne m’attendais guère, Bolitho.
Mais ses gros traits s’adoucirent un brin :
— Ma nièce m’a fait part de votre venue – il lui tendit la main. Soyez le bienvenu.
Le général n’avait guère changé, il s’était un peu empâté peut-être, sans plus. Il avait un verre de cognac à la main, et Bolitho revoyait son séjour à bord de l'Hirondelle, son mépris trop évident pour ceux qui l’avaient conduit en sûreté.
Ces circonstances devaient être connues de ses amis car ils avaient attendu de voir comment tournerait cette rencontre avant de reprendre leurs conversations et leurs rires. Ce qu’ils voulaient voir, c’est comment Blundell réagirait ; les sentiments de Bolitho ne comptaient naturellement pour rien dans l’affaire, on pouvait toujours lui signifier son congé.
Bolitho se retourna en sentant la main de la jeune fille sur son bras. Elle fit un petit signe à son oncle avant d’entraîner son invité de l’autre côté. Les gens s’écartaient respectueusement sur son passage, comme devant une reine.
— Je vous ai vu aujourd’hui, commença-t-elle. Merci d’être venu – elle l’arrêta d’un geste. Vous avez fort bien réagi, je sais que mon oncle peut se montrer un peu pénible.
Bolitho lui rendit son sourire.
— Je vous remercie. Après tout, votre oncle a perdu un gros trésor à cause de moi.
Elle fronça le nez :
— Je suis sûre qu’il a tout récupéré grâce à son assureur – elle fit signe à un domestique. Un peu de vin avant le dîner ?
— Merci.
Plusieurs officiers, des terriens pour l’essentiel, le regardaient d’un air appuyé : envie, jalousie, ressentiment, voilà ce que trahissaient leurs regards.
— Sir James est adjudant général, continua-t-elle. Je suis revenue habiter chez lui après notre retour d’Angleterre – elle le regardait goûter son vin. Je suis heureuse d’être ici, l’Angleterre est d’une tristesse avec cette guerre !…
Bolitho songeait à ce qu’elle venait de dire de son oncle. Christie lui avait parlé en termes peu amènes du gouverneur et de son adjoint, l’arrivée de Blundell laissait peu de place à quelque espoir d’amélioration que ce fût.
La jeune fille se détourna pour saluer un homme aux cheveux blancs et son épouse, et il en profita pour la dévorer des yeux, comme s’il la voyait pour la dernière fois. La courbe de son cou alors qu’elle faisait la révérence, cette façon qu’avaient ses cheveux de voler au-dessus de ses épaules nues, des cheveux magnifiques, d’un châtain doré, comme les ailes d’une jeune grive.
Il souriait encore, l’air béat, lorsqu’elle se retourna vers lui.
— Vraiment, commandant ! Vous avez une façon de regarder les jeunes filles, c’est à faire rougir !
Et elle éclata de rire.
— J’imagine que vos matelots sont si étrangers à la civilisation que vous ne parvenez plus à vous contrôler !
Elle lui prit le bras, la lèvre encore retroussée d’amusement.
— Allez, ne vous vexez pas, il n’y a aucune raison de prendre tout cela au sérieux. Il faut que je vous apprenne à connaître le monde, à apprécier ce qui vous revient de droit.
— Je suis désolé, vous savez mieux que moi ce que je dois faire – il baissa les yeux vers les dalles de marbre. Sur mer, j’arrive à tenir debout, mais ici, j’ai l’impression d’arpenter un pont mouvant !
Elle recula un peu et le regarda attentivement :
— Très bien, je vais voir ce que je peux faire – elle se tapota la lèvre avec son éventail comme pour mieux réfléchir. Tout le monde parle de vous, de vos actes, de la manière dont vous avez fait face à cette horrible Cour martiale et ridiculisé ces imbéciles.
— Ce n’était pas exactement comme cela que…
Mais elle ne l’écoutait pas :
— Bien entendu, aucun d’entre eux ne vous en parlera. Ils ont trop peur que vous ne deveniez une espèce de loup de mer sauvage et assoiffé de sang ! – elle se mit à rire. Quant aux autres, vos succès soulignent leur propre échec.
Un valet murmurait quelque chose au général dans le creux de l’oreille, et elle s’interrompit précipitamment :
— Je vais vous abandonner pour le dîner, c’est moi qui reçois ce soir.
— Oh, mais je croyais…
Pour cacher sa confusion, il ajouta :
— Lady Blundell n’est-elle pas des nôtres ?
— Elle s’est établie en Angleterre, mon oncle a conservé ses habitudes de soldat, et je crois qu’elle est plutôt bien aise de le garder à bonne distance – elle lui prit le bras. Mais ne soyez pas trop triste, je vous verrai plus tard. Il faut que nous parlions de votre avenir. Je connais des gens qui peuvent vous être utiles, qui vous placeront là où vous le méritez au lieu de…
Mais elle laissa sa phrase inachevée.
On entendit un coup de gong et le valet annonça : « Mesdames, messieurs, le souper est servi ! »
Ils suivirent le général et sa nièce dans une salle encore plus grande et Bolitho se retrouva au côté d’une petite femme aux cheveux noirs qui était apparemment l’épouse d’un officier d’état-major. Son mari était absent et Bolitho comprit avec consternation qu’il allait devoir subir la dame tout le reste de la soirée.
Le souper était à la hauteur du décor : chaque plat était plus copieux, plus extravagant que le précédent. Son estomac s’était habitué de longue date à la nourriture spartiate du bord en dépit des efforts que fournissaient les coqs pour faire valoir la matière première. Mais les autres convives semblaient trouver cela tout naturel et il resta pantois devant la vitesse à laquelle les plats repartaient vides, sans que cela gênât le moins du monde le cours des conversations.
Il y eut ensuite de nombreux toasts, avec à chaque fois des vins aussi variés que les raisons de boire.
Après le toast porté à la santé du roi George, on passa à des choses plus classiques : « Mort aux Français », « Mort à nos ennemis », « La peste emporte ce Washington ! » Le vin coulant toujours à flots, les toasts devinrent de plus en plus incohérents.
Sa cavalière laissa tomber son éventail et Bolitho se baissa pour le ramasser, mais elle passa sa main sous la nappe et lui prit le poignet qu’elle appliqua sur sa cuisse pendant des secondes qui lui parurent durer une heure. Il était persuadé que tout le monde avait les yeux fixés sur eux, mais non, elle seule le regardait, avec une telle expression de désir qu’il la voyait littéralement perdre toute raison.
Il lui rendit son éventail avec ce simple commentaire :
— Du calme, madame, nous n’avons pas terminé de souper.
Elle le dévorait des yeux, bouche bée, et lui fit un petit sourire en minaudant.
— Mon Dieu, que cela fait du bien de tomber sur un homme, un vrai !
Bolitho se força à reprendre un morceau de poulet, uniquement pour se donner une contenance. Il sentait son genou contre sa jambe, elle passait le bras devant lui dès qu’elle avait besoin de n’importe quoi, pesant sur lui de l’épaule ou du sein, un peu plus lourdement à chaque fois.
Il jetait des regards désespérés à l’autre bout de la table et vit soudain la jeune fille, les yeux rivés sur lui. De si loin, il avait du mal à distinguer nettement son expression : un peu d’amusement, un peu d’inquiétude aussi.
Sa cavalière lui racontait des insanités :
— Mon mari est plus âgé que moi, il s’occupe beaucoup plus de son métier que de sa femme.
Et elle se pencha pour se servir de beurre en laissant sa gorge toucher sa manche, tout en le regardant d’un air langoureux.
— Je crois que vous avez énormément voyagé, commandant. Comme j’aimerais pouvoir m’embarquer à bord d’un bâtiment, m’en aller d’ici et m’éloigner de lui.
Seule bonne nouvelle, le souper se terminait enfin. Les hommes se levèrent dans un grand raclement de chaises pour permettre aux dames de s’éclipser. Mais la cavalière de Bolitho traîna jusqu’au dernier moment, comme une frégate qui s’acharne sur un adversaire battu d’avance.
— Je possède une chambre dans cet hôtel, lui murmura-t-elle, j’enverrai une femme vous montrer le chemin.
Elle se leva, tangua un peu mais se ressaisit rapidement. En voilà une, se dit Bolitho, à qui il faut un peu plus de vin pour se mettre en fâcheuse posture.
Les portes se refermèrent et les hommes reprirent leur place à table.
C’était l’heure du cognac et d’une espèce de cigarillo dont Blundell leur annonça qu’il avait été confisqué à « un maudit brigand qui essayait de ne pas payer ses taxes ».
— J’ai entendu dire que vous étiez maintenant affecté aux patrouilles côtières, Bolitho, fit Blundell, d’une voix si forte que l’assistance entière se tut pour l’écouter.
— Oui, sir James.
Bolitho le regardait, l’air intrigué : Blundell était vraiment très bien informé, puisqu’il n’avait reçu ses ordres que dans l’après-midi.
— Voilà qui est bon. Nous avons besoin de capitaines déterminés à surveiller nos lignes de ravitaillement, quoi !
Blundell était rubicond, sans doute les séquelles du repas.
— Ces foutus Américains en ont pris un peu trop à leur aise, voilà ce que j’en dis !
Il y eut un murmure général d’approbation et quelqu’un alla jusqu’à renchérir :
— Voilà qui n’est que trop sacrément vrai, monsieur !
Mais il battit précipitamment en retraite sous le regard assassin de Blundell.
— Et le colonel Foley, monsieur, demanda Bolitho pour changer de sujet, est-il toujours en Amérique ?
— Il commande un bataillon sous les ordres de Cornwallis – Blundell n’avait guère l’air de s’en soucier. C’est bien la meilleure affectation qu’on puisse lui trouver.
Bolitho se contenta ensuite de suivre vaguement les conversations qui se tenaient autour de lui et le protégeaient, d’une certaine manière. Il entendit peu parler guerre, mais plutôt élevage de chevaux, coût astronomique des maisons à New York ; on fit même allusion à un malheureux capitaine d’artillerie surpris au lit avec la femme d’un dragon. Autre sujet de préoccupation, la difficulté qu’il y avait à trouver du cognac, même au tarif de contrebande.
Bolitho songeait au tableau que lui avait brossé Christie. Deux armées, voilà quelle était sa théorie. Comme cela paraissait vrai ! Le colonel Foley n’était peut-être pas un homme des plus agréables, mais il se battait pour défendre son pays, au péril de sa vie. Ceux qui étaient assis autour de cette table appartenaient pour l’essentiel à la seconde espèce, des hommes avachis, inutiles, totalement occupés d’eux-mêmes. Bolitho aurait bien aimé être débarrassé de ce beau monde.
Blundell se leva péniblement :
— Allons rejoindre ces dames, et que Dieu nous vienne en aide !
Bolitho jeta un coup d’œil à une belle horloge française : minuit.
Comme le temps passait vite ! Et pourtant, malgré l’heure tardive, le rythme ne tombait pas. Un petit orchestre à cordes attaquait une danse animée, et les invités se dirigèrent en riant à gorge déployée vers le salon d’où venait la musique.
Bolitho, quant à lui, prit lentement l’enfilade des pièces, cherchant du regard Susannah Hardwicke tout en guettant, méfiant, l’irruption éventuelle de sa cavalière.
Comme il passait près d’un panneau garni de livres, il aperçut Blundell en grande conversation avec un groupe d’hommes, surtout des civils d’allure prospère. L’un d’entre eux, un homme de grande taille et assez carré d’épaules, se tenait à moitié dans l’ombre, mais Bolitho réussit à discerner son profil à la lueur d’un chandelier. Il ressentit comme un choc, de la pitié même : son visage était brûlé du menton au front, défiguré, ce qui le faisait ressembler à quelque masque grimaçant. Il sembla se rendre compte que Bolitho l’observait car il se détourna après lui avoir jeté un rapide coup d’œil, pour se réfugier dans l’obscurité.
Il n’était pas difficile de comprendre pourquoi il ne s’était pas joint aux autres convives. Vivre avec ce visage atroce, cela devait être insupportable.
— Ah, vous voilà !
Elle arrivait d’une autre pièce et lui posa la main sur le bras.
— Conduisez-moi donc au jardin.
Ils sortirent sans rien dire. Il sentait sa robe lui balayer les jambes, la douce chaleur de son corps contre lui.
— Vous vous êtes magnifiquement comporté, commandant – elle se tut pour mieux le regarder, les yeux brillants. Pauvre femme, j’ai même cru un instant que vous alliez succomber.
— Ali bon, vous avez tout vu ? – Bolitho était extrêmement gêné. J’ai l’impression qu’elle est partie…
— Oui – elle l’entraîna plus avant dans le jardin. Je l’ai chassée.
Et elle éclata d’un rire en cascade, dont les massifs renvoyaient les échos.
— Je ne voulais pas de cette créature entre mon capitaine et moi, vous êtes bien d’accord ?
— J’espère que vous l’avez traitée avec ménagement ?
— En réalité, elle a éclaté en sanglots, c’était d’ailleurs assez bouleversant.
Elle se serra contre son bras ; sa longue robe lui faisait une traîne d’or pâle dans la nuit.
— Il faut que je vous laisse, commandant.
— Mais… mais je croyais que nous allions causer…
— Plus tard – elle le regardait, l’air grave –, j’ai formé des plans pour votre avenir, je vous l’ai déjà dit, n’est-ce pas ?
— Je lève l’ancre demain.
Il se sentait désemparé, sans ressort.
— Je le sais bien, vilain !
Elle se dressa sur la pointe des pieds et lui toucha les lèvres.
— Lorsque vous reviendrez, je vous présenterai à quelques-uns de mes amis, vous ne le regretterez pas… – elle passait doucement ses doigts gantés sur son menton – … ni moi non plus, j’imagine.
Un domestique émergea de la pénombre :
— La voiture est prête, mam’zelle.
Elle fit signe qu’elle avait entendu.
— Lorsque vous serez parti, fit-elle à Bolitho, j’essaierai de me débarrasser de tous ces importuns – elle pencha un peu la tête. Vous pouvez m’embrasser sur l’épaule, si vous le désirez.
Sa peau était étonnamment fraîche, elle avait la douceur d’une pêche.
Elle se dégagea et conclut :
— Conduisez-vous bien, commandant et prenez grand soin de vous. Lorsque vous reviendrez, je serai ici.
Puis elle éclata de rire et regagna en courant la terrasse.
Un peu assommé, il traversa le jardin plongé dans l’obscurité jusqu’au chemin où l’attendait sa voiture. Sa coiffure et son manteau étaient posés sur le siège, une grande boîte en bois était attachée à l’arrière.
Les dents du laquais luisaient dans la nuit comme un croissant de lune.
— Mam’zelle Susannah a donné l’ordre aux cuisines de préparer quelques victuailles pour vous, missié – il se mit à rire. Rien que du meilleur, qu’elle a dit.
Bolitho monta dans la voiture et se laissa choir dans les coussins. Il sentait encore sa peau contre sa bouche, il sentait l’odeur de ses cheveux. Une femme comme elle pouvait rendre fou n’importe qui, même si lui, il n’en était pas encore à ce stade.
Arrivé au bout de la jetée, il vit un marin qui somnolait sur ses avirons et dut l’appeler plusieurs fois avant d’attirer son attention.
— Quel bâtiment, m’sieur ?
— L’Hirondelle.
Le simple fait de prononcer ce nom lui remit les idées en ordre. Avant de descendre dans le doris, il jeta un dernier regard vers la voiture, mais elle avait disparu, comme l’ultime épisode d’un rêve.
Le marin grommela un peu en descendant le gros coffre en bas des marches, pas trop pour ne pas offenser un commandant, mais assez pour pouvoir réclamer un complément de prix.
Bolitho s’enroula dans son manteau, le vent était frais, toujours secteur suroît. Cela lui ferait du bien de reprendre la mer : au moins lui laisserait-elle le temps de se ressaisir et de penser à son avenir.